Les années 1970 correspondent à un tournant sur le plan économique, social, politique et donc culturel. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la crise économique, la pénurie persistante d'emplois et de logements décents, l'échec du consumérisme à satisfaire les besoins réels, les inégalités sociales croissantes, la décadence des villes post-industrielles, la montée des extrémismes et la guerre froide entretenaient les tensions et la désillusion au sein des classes populaires et de sa jeunesse. L'époque incitait plutôt au constat d'une impasse générationnelle inévitable à court terme ###.

Avec une rhétorique chargée d'ironie et assumant sa propre caricature, le punk mit alors en scène le désenchantement, l'aliénation et les archétypes de la crise. Ce post-scriptum provocateur et déformant aux principales cultures populaires de l'après-guerre s'efforça avec une implacable détermination de s'éloigner des formes standardisées #.

Le punk surgit d'un hiatus croissant entre l'artiste populaire et son public, et peut être interprété comme une tentative de mettre à nu les contradictions implicites de la culture rock, devenue incapable de donner une voix à la jeunesse lumpen marginalisée. Lorsque la « old wave » eut fini d'épuiser toutes les permutations possibles de ses systèmes stylistiques, le punk alla puiser dans des formes antérieures et plus vigoureuses, celles des 50s et du milieu 60s, excluant les codes ayant perdu leur caractère moderne et iconoclaste. Cette « new wave » tendit alors à reprendre à travers une mixture sui generis les styles subculturels de ces périodes, reproduisant de façon tout à fait délibérée le thème de la confusion adolescente cher à une époque antérieure #.

Le recours à l'esthétique de la rue (et l'exclusion des éléments non urbains) visait expressément à contester le pseudo-intellectualisme de la génération précédente de musiciens de rock. Et c'est précisément cette réaction et la recherche d'une musique qui reflète de façon plus adéquate leur sentiment de frustration et d'oppression, qui amena le punk à se rapprocher du reggae, du funk et du jazz (et des subcultures qui les accompagnaient), perçus comme porteurs de l'exigence de conviction et de l'énergie politique qui manquaient à la musique blanche de l'époque. Néanmoins, cette évolution eut quelque chose d'artificiel et de trop conscient. Les déphasages stylistiques fondamentaux qui caractérisaient tous ces éléments engendrèrent des dynamiques particulièrement instables au sein de la subculture punk. Il s'y dissimulait les dialectiques historiques entre culture blanche et culture noire, entre avant-garde et masse. Des allers-retours qui, au-delà d'une certaine limite, se seraient avérés incapables de se renouveler sans une reformulation radicale du sens du punk, qui dès 1977 voyait déjà la banalisation de son potentiel subversif #. L'after-punk découla de la nécessité de résoudre ces nouvelles contradictions et d'explorer les possibles extensions et mutations, à travers une série de polarités et de transformations définies par contraste.


Questions

Avant d'être associé à des musiciens, le punk n'avait été, entre 1970 et 1975, qu'un état d'esprit propriété d'un petit groupe de critiques, idéologues et gardiens d'une sorte de mythe contre-culturel rock. Initialement défini non pas avec une guitare mais avec une machine à écrire, le punk avait commencé uniquement sur papier #. L'impulsion du punk américain perçue comme le produit de l'ennui des classes moyennes par rapport à la culture mainstream #, est également applicable pour beaucoup de punks dans le contexte britannique. En effet, le punk anglais n'était pas apparu spontanément de la colère prolétarienne. Il se construisit par la rencontre entre des radicaux façonnés par la contre-culture 60s, des étudiants, des musiciens de la classe ouvrière ou moyenne et des journalistes musicaux nostalgiques du potentiel radical perdu du rock #.

De son interprétation comme un impératif de changement constant, le mot « punk » devint rapidement un terme dont la nature contestée est son essence même. Il provoquait alors des controverses et fonctionnait parfois en avance de ses incarnations #. L'unité du mouvement punk n'exista vraiment que sur pages imprimées, dans la rhétorique de la presse musicale et dans les gros titres de journaux. Il n'y a jamais eu de consensus sur les objectifs et motivations du punk. En fait, ce qui avait maintenu les punks ensemble n'était pas une définition positive, mais une identité basée sur le fait d'être contre : un schisme entre old wave et new wave #.

Les significations et les frontières du punk étaient continuellement reconstruites et franchies par des musiciens et un public hétérogène, proposant donc des lectures disparates du phénomène. La variété des réponses ne fut, de ce fait, non pas inhérente à l'uniformité du mouvement mais à la diversité de ceux qui y réagirent. Les artistes et leurs nouvelles formulations se retrouvèrent alors dans une dynamique où ils n'étaient pas nécessairement engagés dans un groupe subculturel donné, mais parfois simplement originaux. La largesse de l'opposition à l'hégémonie culturelle de ce mouvement non inclusif est donc venue de cette divergence des réponses créatives, passionnées et parfois contradictoires aux défis de changement lancés par le punk #.

D'une certaine façon, le punk avait, en fin de compte, ouvert un débat dont le thème était « Qu'est-ce que le rock ? ». Cette question fut détaillée en « A quoi sert le rock ? » « Quel pouvoir peut avoir la musique ? » « Comment diriger au mieux notre énergie et notre ardeur, nos rêves et nos insatisfactions ? » « Est-ce que l'ère du rock et de sa culture jeune est toujours d'actualité, ou ne devrions-nous pas juste y mettre fin ? ». L'after-punk fut finalement la somme de toutes les réponses et conclusions provisoires trouvées pour répondre à ce large questionnement #.


Contre-culture

Galvanisée mais réfractaire aux utopies de ses ainés, la Blank Generation initia alors un formidable mouvement contre-culturel, à la fois volontariste et positif, désespéré et cynique #. Le concept du do-it-yourself se propagea tel un virus et engendra une culture dissidente endémique : des groupes sortaient leurs propres disques, des organisateurs locaux montaient des concerts, des collectifs de musiciens investissaient des espaces, des fanzines et des magazines confidentiels tenaient le rôle de média alternatifs #.

Ce qu'il restait irréductible dans le punk provenait de son désir de changer le monde. En condamnant l'autorité, la société, son public et lui-même, il permit un instant de considérer et d'expérimenter toutes ces choses non pas comme des faits naturels mais comme des constructions idéologiques, qui ont été fabriquées et, par là même, peuvent être modifiées, voire totalement abolies #.

C'est alors la réélaboration de la rupture punk d'une manière plus consciente et politique qui permet alors de caractériser ce mouvement pluriel de réelle contre-culture : avec une opposition active inscrite dans le zeitgeist, avec une relative indépendance des moyens de production, avec une tentative d'extraterritorialité sociale par diverses formes de mixité, avec son discernement des rapports réels sous-jacents de la culture populaire.

En effet, de 1976 à 1984, la sensibilité dominante « pop » fit un compte-rendu d'elle-même par une critique d'avant-garde de la culture de masse. Le punk avait textuellement défié, par l'absurde, les conventions pop/rock de l'amour, de la beauté et de l'aisance. Mais ses limitations à expérimenter provoquèrent, après 1977, d'une scission entre une forme populiste, bloquée sur ses positions traditionnelles d'authenticité, sincérité et individualisme, et une forme avant-gardiste plus intéressée par la signification musicale. Prenant du recul par rapport à la performance et en juxtaposant différents genres, cette dernière exposa les revendications subjectives profondément ancrées dans toute musique rock et défia ses auditeurs d'écouter des formes musicales artificielles sans utiliser le langage habituel de la critique (le lexique de l'émotion, du sentiment et du style) #. La sensibilité new wave traita la culture blanche comme une impasse aliénante, technocratique et vraiment ringarde # ; la sensibilité postpunk politisa le plaisir en mettant à nu les constructions pop au sein de débats sémiotiques ; la sensibilité new pop explora le potentiel entriste d'une stratégie considérant les artifices comme acquis #. En fait, les artistes de l'after-punk les plus pertinemment critiques mirent à plat le rapport entre le public et la culture populaire avec des œuvres conscientes d'elles-mêmes ou de leurs processus créatifs.

Les politiques post-punks furent, pour beaucoup, organisées autour de la « recontextualisation ». Ce concept était dès lors subversif, davantage par l'activité de recontextualisation elle-même et ses interactions avec les pratiques de consommation, que par les éléments impliqués et leur changement de significations. Les aspects des artefacts devinrent progressivement moins importants que le simple fait de les mélanger ou de les recontextualiser #.

Etant en rupture à la fois avec le rejet physique de la société des hippies ou le ton vindicatif des punks, le mouvement fut en fait beaucoup plus insidieux et subtil qu'il ne semblait l'afficher #. C'est aussi pour cette raison que pour beaucoup à l'époque, il fut perçu à tort comme :

- un ultra conformisme, par son rejet des codes usuels de la provocation proposant plutôt le « conform to deform », pour mieux attaquer la culture de masse, en détruisant la norme de l'intérieur #, et ayant également compris la futilité d'une débauche stylistique. D'où un foisonnement de no look ou de costumes cravatés au début de l'époque post-punk.

- une tendance branchée, par son attitude de distanciation et de démystification, les acteurs se présentant comme des esthètes, jouant avec l'emballage qui entoure la consommation de musique.

Il y eut en France, un phénomène très local : une périphérie mondaine autour du punk et de la new wave, préférant le culte de l'argent et de la futilité au militantisme politico-culturelle. Ces « branchés » crurent trouver le summum du raffinement et de la subversion esthétique dans un dandysme moderne et le sentiment d'appartenance à un cercle d'initiés ##.


Pluralisme

De nombreux groupes étaient fondés par des diplômés en arts plastiques ou en design voire composés exclusivement par des peintres, des réalisateurs, des poètes ou des performeurs. En interview, les musiciens ne se cantonnaient pas à leurs sources d'inspiration : ils se montraient tout aussi sensibles à la politique, au cinéma, à l'art ou à la littérature. Pour certains, parler de musique était même une chose triviale et complaisante et ils s'imposaient donc le devoir d'aborder des sujets plus sérieux #. De par la géographie des villes et leurs structures culturelles, artistes, musiciens, plasticiens, se rencontraient et travaillaient ensemble à développer de nouvelles identités visuelles ou conceptuelles, au sein des labels, des clubs ou des publications. Convoquant l'héritage des avant-gardes historiques (constructivisme, futurisme, expressionnisme, surréalisme, Dada, Beat Generation, Internationale Situationniste, Pop Art, Fluxus, Art & Language), cette « nouvelle vague » s'étendit à tous les domaines de la création et construisit de nombreuses passerelles entre différentes disciplines #.

La large diffusion de ces artistes associés aux scènes musicales post-punks marqua un moment important dans la prolifération des techniques graphiques postmodernes : copiés-collés, caractères manuscrits à peine lisible, palette colorée juxtaposée avec du noir et blanc morne, mixture d'échantillons #.

Les formulations furent tout aussi variées qu'en matière de musique, car également nourries d'influences diverses et de métissage : technologies émergentes et aspirations scientifiques, apparitions de l'art de rue, fascination naissante pour le Japon, nightclubbing et divers éléments culturels qui étaient à l'époque marginalisés, tels que le cinéma de genre, la bande dessinée, la science fiction, le fantastique #.

Parallèlement, le suffixe « punk » commença à apparaître pour qualifier certains sous-genres de fiction spéculative en rupture avec les codes esthétiques traditionnels de la science-fiction et de l'horreur. Utilisant des postures associées au punk (réalisme, nihilisme, individualisme, anti-héroïsme, marginalité, ambigüité), de nouvelles techniques narratives et des thèmes contre-culturels, ces auteurs imaginèrent, d'une façon plus prosaïque et plus contemporaine, la transformation de l'esprit et du corps par l'environnement urbain, les technologies et l'information # : cyberpunk, splatterpunk, steampunk, etc.


Postérité

D'un point de vue purement esthétique, l'influence du foisonnement disparate de la « new wave », et de ses diverses lames de fond, est indéniable sur la quasi-totalité du champ culturel #. Mais comme aucune culture alternative n'échappe au cycle qui mène de l'opposition à la banalisation, de la résistance à la récupération, elle fut aussi intégrée dans l'industrie culturelle, par la transformation des créations en objets de consommation (récupération marchande) et par la redéfinition des comportements (récupération sémantique et idéologique) #. De nouveaux magazines, bibles du stylisme de l'après-punk tels que The Face ou Wet, floutèrent progressivement la ligne entre le politique et la parodie et le pastiche, aplanissant le monde culturel. L'avant-garde laissa alors sa place à la publicité #.

A partir des années 80, la philosophie postmoderne colonise totalement la sphère culturelle, qui avait jusqu'alors conservée une semi-autonomie. Logique du capitalisme tardif et reflet de la déception de la génération 68, cette idéologie contre-révolutionnaire du tout culturel, où « tout se vaut car tout est culture », accorde peu de foi en l'émancipation politique : scepticisme envers le métarécit, refus de l'engagement critique et surtout le relativisme qui en résulte ##. Les oppositions à la culture dominante ne furent alors plus perçues que comme des réponses individuelles et introspectives, dans la vieille habitude théorique issue du romantisme #. La distance, dont la critique, étant abolie dans le nouvel espace postmoderne (société de l'image ou du simulacre, transformation du réel en autant de pseudo-évènements) #, ce furent les médias de masse eux-mêmes qui se retrouvèrent désignés comme étant le principal moyen d'oppression de la population. La dialectique entre moderne et ancien, au centre même du modernisme postpunk où tout ce qui était traditionnel était évincé en faveur du radical #, ne s'exprimait quasiment plus que sous la forme de l'éternelle querelle rockiste entre intégrité par rapport aux racines et traitrise à la cause.

La pop indépendante se mis à ignorer les questions de responsabilité, de conscience sociale et l'impératif de positivité. Les groupes se voyant plus comme des artistes que comme des propagandistes, s'occupant plus de poésie que de reportage #, ils dépolitisèrent la vie privée. Pour ces différences raisons, l'after-punk implosa en diverses subcultures volontairement marginales, comme le mouvement gothique.

La culture cassette et l'éthique DIY perdurèrent jusqu'au début des années 90 au sein de mouvements alternatifs se repositionnant par rapport à la contre-culture pré-punk. Mais dans ce contexte d'une culture égalitaire, banalisée et désarmée face à l'industrie, l'activisme contre-culturel post-punk perdit progressivement sa rationalité, ne pouvant impacter que superficiellement le système production / distribution / consommation.

Cette situation sera ensuite débloquée par la démocratisation de nouvelles technologies électroniques et surtout informatiques...

 

Mise à jour de cette page 09/08/2021